LE DERNIER JOUR

J’aime parfois laisser couler mon imagination, prendre un crayon, siroter un digestif et laisser aller quelques mots. J’ai imaginé quelque chose que je ne voudrais pas vivre et pourtant le genre d’évènement qui semble se profiler en arrière cour pour certains de nos cours d’eau…

C’est le dernier jour et pourtant, l’eau bruisse encore.
C’est le dernier jour. Je m’étais levé tôt, le cÅ“ur lourd.

La vallée avait retrouvé le calme des grandes journées. L’on
pouvait, de nouveau, percevoir la silhouette gauche d’un grand tétras ou suivre
des yeux la quête heureuse et joueuse des écureuils. Les grands sapins
s’animaient tandis que le silence habité de vie regagnait les lieux.

L’eau avait retrouvé sa clarté, sa couleur émeraude et, pour
combien de temps hélas ? Seule trace de ce qui c’était déroulé ici depuis
plusieurs mois : une grande saignée de terre ouvrait la forêt d’une
lumière sinistre. C’était une grande bande stabilisée en surplomb de la
rivière. De part et d’autre, les fougères et les arbres étaient recouverts
d’une fine poussière qui les étouffait. Les branches, sèches, ployaient. Ce
lieu était pourtant un jardin d’humus, toujours frais, aux multiples sources
claires. Les dernières ont été bouchées…

***

Je ne devais pas aller plus loin. Cela me ferait trop mal.
Je n’étais jamais allé plus loin depuis que cela avait débuté. Je ne l’ai
jamais pu. La dernière fois avait été un jour colère au tout début. Ils étaient
là, des Géomètres, que pouvais-je ? Je leur ai parlé de la rivière, de ses
éclats, de sa lumière. Je leur avais montré les oiseaux, le ciel, les plantes,
ce qui vivait… Et encore ? Bien sur, ils en convenaient. L’endroit était beau, une merveille. Mais
qu’y connaissaient-ils ?

***

J’avais rejoins le sentier que je connaissais si bien. Pour
un peu j’oubliais. La lumière jouait des trouées. Elle se reflétait sur les
grandes falaises calcaires. Il faisait doux. L’eau suintait encore en de
multiples chevelus rieurs et sonores. Soudain, l’espace s’élargissait,
s’ouvrait définitivement sur la respiration de la rivière, reflet de forêt et
de ciel, lame vivante. Elle était là, fraîche et si claire… Je restais un long
moment, tout comme je l’ai fait de nombreuses fois. Je restais à humer, goûter
sa fraîcheur. J’anticipais la grande
lecture du jour. Ma grande rivière calcaire…

A quelques mètres, je distinguais l’admirable profil d’une
truite. Celle-ci était longue et filiforme. Elle ondulait devant un boc
affleurant. Son allure était souple et déliée. Ses zébrures étaient sombres.
Cette robe parfaite et incomparable me fait apprécier cette espèce de truites
comme la plus belle, la plus admirable de notre contrée. Ces truites ont
quelque chose de… différent.

J’avais pu me couler sans trop de difficultés de façon à
pouvoir honorer ce poisson depuis un point situé quelques mètres en amont. La
végétation est toujours un atout pour ces pêches de bordure.

Quelle heure était-il ? La question s’était imposée,
lourde et pesante à l’esprit. N’avais-je rien entendu ? Serait-ce vraiment
la dernière ? Ces questions si angoissantes, révoltantes. Un moment, j’ai
pensé suspendre mon geste submergé du dégoût que me procurait ma pensée. L’instinct
de pêche, cependant plus puissant que mon ressentiment à fait son Å“uvre dans un
grand élan de liberté.

Le bas de ligne était retombé lentement sur lui-même. Il
commençait à se déplier dans le courant.

Comme à l’accoutumé, je mordais mes lèvres la pensée
délivrée et orientée vers la seule perspective de ce poisson. Celui-ci c’était
imperceptiblement raidi. Fuite ou agressivité alimentaire ? Un bref
mouvement de la gueule, un tressaillement des nageoires et la soie qui se tend
et se déroule brutalement. C’est un trait qui fend l’eau et se découpe frottant
au passage les congrégations de tufs.

Chaque obstacle est une tentative. Grâce à sa longueur la
micro pointe assume les assauts sans férir. Je peux rapidement gagner de la
soie et travaille désormais le poisson au bas de ligne. Le corps à corps est
pointu.

Quelque chose a changé pourtant me procurant une sensation
indéfinissable : une absence de son, une absence du chant de l’eau.

La truite est là, abandonnée, débordant ma raquette. Les ouïes
haletantes se soulèvent dans l’eau. Je lui ai parlé doucement tout en lui
caressant le ventre. Ses yeux d’or comprenaient-ils ? Elle a glissé
lentement d’entre mes mains. J’ai vu sa large queue aspirée dans le profond.

***

C’était le dernier jour, le dernier moment. L’eau, peu à peu ne
bruissait plus. Les derniers éclats mouvants s’estompaient. Un grand silence s’installait.
Je restais ainsi la journée.

A onze heures, la crête des derniers blocs avait disparu. A
quatorze heures, je du reculer et gagner la rive. A seize heures déjà, je ne discernais
plus la faille de tufs qui cassait encore ce matin le courant principal. J’assistai ainsi à l’agonie de la mémoire et
de la vie, peut être ma propre agonie, mes souvenirs, mon enfance. A dix-huit
heures, l’eau avait submergé les racines des sapins. Elle continuerait sa
montée.

7 commentaires.

  1. Superbe recit, tragique et j’en ai bien peur, nous sommes peut etre les derniers temoins de ce spectacle que nous offre la nature.
    Ton style est en tout cas excellent.
    A bientot

  2. Ouf, heureusement je n’ai pas vécu cet épisode. Demain peut être?? Non, j’espère pas. Comme toi Sussu, j’assiste au recul lent mais permanent de la qualité de nos rivières.
    Il y a aussi quelques points positifs. En particulier, petit à petit, des AAPPMA vont dans le bon sens. Quand j’ai débuté la mouche, les NK étaient inéxistants. Les conscienses évoluent mais sont polluées par la pêche consommation.
    C’est pour cela que le monde de la pêche à la mouche n’est pas toujours à la hauteur.

  3. L’imaginaire que tu sais utiliser à merveille.
    Imaginaire qui a un goût de réalité ou de vécu.
    Je me trompe ?
    As-tu songer à recueillir tes nouvelles pour les publier ?
    Je pense qu’elles le méritent.

  4. Beau récit, la dernière photo est particulièrement bien choisie.
    L’eau monte à cette endroit de plus de 3 mètres en 5 minutes. Et ils parlent de rajouter une nouvelle turbine…

  5. Encore un très beau récit même s’il laisse passer une certaine inquiétude, tu es un poête, ta prose nous touche au coeur, mais au delà de la poésie, il est vrai que quand les eaux montent et qu’elles engloutissent les merveilleux paysages qui existaient depuis des millénaires, on se dit que la fée électricité nous joue de sales tours …
    A+ Francis

  6. super Pierrick, très beau. Laisses toi aller plus souvent ou bois plus de digestifs, je sais pas mais continus à nous faire vibrer!
    Forza
    Simon

  7. j’en suis encore tout retourné ,et je pense que l’on se comprend.
    mais malgré la noirceur il reste quand même un style.
    ton style et il est envoûtant.
    bravo cher ami de la nature et de la créativité.

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